jeudi 28 janvier 2010

Le paradoxe Eisenhower (Taubes, Chapitre 1)

Voici mon résumé en français du premier chapitre du livre de Gary Taubes -- après le prologue et avant les chapitres suivants.

PREMIÈRE PARTIE : L'HYPOTHÈSE GRAS ET CHOLESTÉROL

Le paradoxe Eisenhower

Le cholestérol du président et l'échec du régime sans gras



Après sa première crise cardiaque en 1955, le président Eisenhower entreprit un régime de plus en plus drastique en vue d'éviter une récidive et de faire baisser son cholestérol. Son alimentation était déjà légère et pauvre en graisses et en cholestérol, mais il réduisit les quantités ainsi que son apport en graisses. Il échoua pourtant à faire baisser son poids ; son cholestérol (au point que son médecin en vint à lui mentir à ce sujet) continuait à augmenter ; et il souffrit d'une demi-douzaine d'infarctus jusqu'à sa dernière crise cardiaque, en 1969.

Cette première crise cardiaque fut un événement marquant pour la sensibilisation des américains aux problèmes cardiaques. En 1961, la fin du mandat d'Eisenhower coïncidait ainsi avec l'ascension du physiologiste Ancel Keys, qui faisait la une de Times six jours avant que le cholestérol du président n'atteigne 259 mg/l. Keys était formel: seul un régime pauvre en graisses et en cholestérol permettrait de prévenir les maladies cardiaques, de contrôler son poids, et de repousser l'échéance d'une mort prématurée.

Les deux mythes à l'origine de l'hypothèse du lien entre graisses dans l'alimentation et maladies cardiaques :...

Historiquement, l'origine de l'hypothèse selon laquelle les graisses dans l'alimentation provoquent des maladies cardiaques est à trouver dans deux mythes, encore colportés scrupuleusement de nos jours. Le premier est celui de la « grande épidémie » de maladies cardiaques au 20ème siècle. Le second est celui du grand changement de régime des américains. Ensemble, ces deux mythes racontaient l'histoire d'un occident qui serait passé d'un régime de céréales à un régime de viande rouge, et qui en paierait le prix sous forme de maladies cardiaques.

...la supposée épidémie de maladies cardiaques...

En ce qui concerne la thèse de l'épidémie de maladies cardiaques depuis les années 1920, il faut d'abord noter que l'époque de supposée émergence de ces maladies correspond à la victoire contre de nombreuses maladies infectieuses et parasitaires, et de l'allongement en conséquence de l'espérance de vie. Il est probablement exact que, vivant plus vieux et ne mourrant pas de causes infectieuses, les américains mouraient effectivement plus fréquemment de crises cardiaques. Mais la source même de telles statistiques est aussi contestable parce que l'attribution par le médecin coronaire d'une cause à la mort est peu fiable et influencé par les modes et les technologies. Ainsi le premier article sur le diagnostic des maladies coronariennes date-t-il de 1912, et l'invention de l'électrocardiogramme de 1918. La supposée émergence des maladies cardiaques coïncide donc avec l'émergence de la technologie de leur diagnostic. On présume aussi souvent qu'un patient est mort d'une maladie coronarienne quand on lui découvre de l'athérosclérose, ce qui n'est pas nécessairement le cas. Souvent les diagnostics de « mort subite » ou « mort inexpliqués » ont fait place à des diagnostics de crise cardiaque. Enfin il faut noter que la thèse de l'épidémie de maladies cardiaques doit beaucoup aux efforts de l'American Heart Association, une organisation privée de médecins qui a fait beaucoup pour la sensibilisation des américains aux questions de maladie cardiovasculaire, tout en servant ses intérêts propres.

Au long de toute ces années, les rapports et articles présentant des arguments convaincants contre la thèse de l'épidémie de maladies cardiaques furent systématiquement ignorés (p. ex. le rapport de l'AHA de 1957). Encore aujourd'hui, cette thèse n'est pas ouverte à la discussion.

et le soi-disant changement fondamental de régime des américains

Quant à la thèse du changement fondamental dans l'alimentation, elle repose sur une vision idyllique du tournant du siècle, supposément marquée par une alimentation saine et naturelle et l'absence de maladies chroniques. Cette image d'Epinal défendue par Ancel Keys ne repose en fait que sur une série de statistiques du Ministère américain de l'agriculture (USDA), lesquelles sont en fait des estimations approximatives qui partent de la production nationale, y ôte les exportations et ajoute les importations des différents produits agricoles, le tout corrigé au doigt mouillé. Qui plus est, ces données, qui remontent jusqu'à 1909, n'ont commencé à être établies par l'USDA qu'en 1920. Ce n'est qu'à partir de 1942 que les données de l'USDA deviennent plus fiables, de l'avis des spécialistes et des historiens.

Les historiens justement ont au contraire observé que, comme les anglais, les américains sont traditionnellement des mangeurs de viande. Certains documents suggèrent une consommation de viande huit fois plus élevée que celle de pain à la fin du XVIIIème siècle (voir p. ex. F. Trollope, Domestic Manners of Americans).

Dans la mesure où la consommation de viande a peut-être effectivement baissé au début du 20ème siècle, cette évolution s'explique par aussi par quelques facteurs conjoncturels et temporaires, comme le retard avec lequel l'augmentation des troupeaux suit l'augmentation accélérée de la population. On peut aussi identifier des facteurs culturels comme la publication du premier pamphlet contre l'industrie agro-alimentaire et la viande emballée, The Jungle d'Upton Sinclair, en 1906.

Qui plus est, si on observe les statistiques à partir du moment où elles sont fiables, on observe, dans le temps supposé de l'épidémie de maladies cardiovasculaires, un doublement de la consommation par tête de légumes verts et jaunes, de tomates et d'agrumes. Si donc on prenait en compte cet aspect des données et qu'on appliquait le raisonnement de Keys en faveur d'un régime pauvre en graisses et riches en céréales complètes, on devrait aussi favoriser un régime pauvre en légumes verts.

Les origines douteuses de l'hypothèse cholestérol

Élément essentiel des membranes cellulaires, le cholestérol est aussi une composante des plaques de l'athérosclérose. Peu à peu s'est développée l'imagerie « plombière » pour décrire ses méfaits supposés : il « bouche les artères », dit-on encore aujourd'hui. A l'origine, les seules preuves avancées à l'appui de cette thèse provenaient d'expériences sur animaux, comme des lapins, c'est-à-dire des herbivores qui en effet toléraient mal un régime d'huile d'olive et de jaunes d'oeufs.

Ensuite, la persévérance de l'hypothèse cholestérol s'explique aussi par la facilité de la mesure du cholestérol sanguin total – déjà entre-deux guerres, n'importe quel docteur pouvait facilement mesure le cholestérol sanguin. Un premier problème de cette mesure, néanmoins, est l'extrême variabilité du cholestérol sanguin, qui peut varier de 20 à 30% en fonction de l'exercice, des fluctuations de poids, de la saison, de la position du corps, et des médicaments ou de l'alcool consommé.

Les chercheurs n'ont jamais pu montrer de lien entre athérosclérose et cholestérol. Enormément de patients souffrant d'athérosclérose ont un cholestérol normal. Les personnes atteintes d'hyper-cholestérolémie n'ont pas plus d'athérosclérose et ne meurent que rarement de crises cardiaques. A l'autopsie, les personnes à haut cholestérol n'ont pas, en moyenne, les artères plus « bouchées » que celles qui ont un faible cholestérol. Familier de ces faits, les chirurgiens du coeur et les cardiologues étaient parmi les plus sceptiques quand à « l'hypothèse cholestérol » dans les années 1960. Même si le cholestérol était associé avec un plus grand nombre de maladies cardiaques, cela laisserait entière la question de pourquoi tellement de personnes sont atteintes de maladies coronariennes sans avoir de cholestérol, et pourquoi tellement de personnes à fort cholestérol n'ont pas de maladie cardiaque ou n'en meurent pas.

Le rôle d'Ancel Keys, champion de la lutte contre le cholestérol



Ancel Keys fut le grand champion de l'hypothèse cholestérol. Il acquit sa célébrité pendant la guerre, d'abord en développant des rations alimentaires pour les soldats, ensuite pour ses études sur la biologie de l'état de famine. Si ses qualités scientifiques n'étaient pas aveuglantes, sa volonté était de fer. Pour Keys, la révélation vint de Naples, en 1951 : les maladies cardiaques n'y existaient presque pas, à part parmi les riches. Les classes laborieuses mangeaient apparemment peu de viande, avait peu de cholestérol et peu de crises cardiaques. Les riches mangeaient plus et plus gras, ils avaient du cholestérol et des maladies cardiaques.

Keys était dorénavant convaincu que ce sont les graisses dans l'alimentation qui causent les maladies cardiaques. Il passa les années qui suivent à amasser de par le monde des observations à l'appui de cette thèse. Il attribuait ainsi la quasi-disparition des maladies cardiaques pendant la seconde guerre mondiale en Europe au rationnement des graisses (alors que toutes les nourritures étaient de fait rationnées, en particulier la farine et le sucre). Keys affirmait dès 1953, sur la base des exemples des Etats-Unis, du Canada, de l'Australie, de l'Angleterre et du Pays de Galle, de l'Italie et du Japon, que la principale variable expliquant les maladies cardiaques était la quantité de gras dans l'alimentation. Keys n'avait retenu que six pays, quand des données étaient disponibles pour vingt-deux (la France par exemple eut sans aucun doute servi de contre-exemple), et il n'avait au plus démontré que des associations et pas une causalité (une confusion fréquente en science et en particulier dans le champ de la nutrition).

Au contraire, certains des faits les plus avérés quant à la relation entre notre alimentation et maladie cardiaque furent splendidement ignorés par Keys, et le sont encore par les autorités de santé publique : par exemple l'effet du cholestérol alimentaire sur le cholestérol sanguin est cliniquement négligeable, excepté peut-être pour un petit nombre d'individus particulièrement sensibles. Malgré les affirmation initiales de Keys tout au long des années 1950, le cholestérol n'est que peu influencé par la quantité totale de graisses dans l'alimentation. En 1957, Laurance Kinsell et Edward Ahrens démontraient que c'étaient en fait la quantité de graisses saturées qui faisait monter le cholestérol, et pas forcément les graisses animales – ainsi le gras du lard ou du poulet sont-ils majoritairement insaturés.

En 1957, l'American Heart Association (AHA) rejetait dans son rapport la position de Keys qui, écrivait-elle, « ne résistait pas à un examen critique ». Quatre ans plus tard, sans nouvelle preuve scientifique, l'AHA, dans un rapport de deux pages sans bibliographie, rédigé par un comité incluant Keys et d'autres partisans inconditionnels de l'hypothèse cholestérol, défendait la position inverse : « les meilleures preuves disponibles, disaient-ils, suggèrent fortement que les américains réduiraient leur risque de maladie cardiaque en réduisant les graisses dans leur alimentation ». C'est suite à la diffusion de ce rapport que Keys et sa nouvelle sagesse alimentaire faisaient la une de Time, avec à l'intérieur du magazine une seule phrase notant que certains chercheurs « avaient des idées différentes quant à la cause des maladies coronariennes ».

Banting (Gary Taubes, prologue)

Pour commencer ce blog, je voudrais vous résumer, mais pas trop, un livre d'un journaliste scientifique américain, Gary Taubes. Gary, qui est physicien de formation, a un jour décidé de se plonger dans l'approche scientifique de la nutrition. Appliqué et méticuleux comme un journaliste scientifique de rêve, Gary a peu à peu découvert que certains des principaux dogmes de la nutrition n'avaient pas de fondements. Le cholestérol ne bouche pas les artères, le gras ne fait pas grossir, le sel ne cause pas l'hypertension, les régimes basse-calorie ne marchent pas, les régimes pauvres en glucides ne sont pas dangereux et sont efficaces... ce sont quelques-uns des principaux résultats établis, ou du moins suggérés, par le livre de Gary: Good Calories, Bad Calories.

Sans plus attendre, voici donc mon résumé en français du prologue du livre (je vous mets le premier chapitre demain):


Une brève histoire de Banting

Les régimes pauvres en glucides ont été la norme depuis l'invention du régime au 19ème siècles jusque dans les années 1970. Ils ont démontré leur efficacité, et il y a de bonnes raisons de croire que presque toutes nos croyances alimentaires sont fausses.

Petit obèse anglais en 1862, Banting publiait en 1863 sa Letter on Corpulence, Addresed to the Public (Lettre au grand public sur la corpulence). Son médecin lui avait prescrit un régime faible en glucides, avec de la viande, du poisson ou du gibier à tous les repas, et il avait perdu 23 kg (sur 90 initialement) et retrouvé une excellente santé. La Lettre de Banting a initié la première mode de régime de l'histoire. Publiée et traduite aux Etats-Unis, en Allemagne, en Autriche, en Allemagne et en France, on dit qu'elle fut suivie par Napoléon III entre autres personnalités. Otto von Bismarck avait perdu 27kg (sur 110) avec un régime similaire. « Banting » est même devenu un verbe anglais signifiant « faire un régime ».

Par-delà le médecin de Banting, les origines de ce régime pauvre en glucides sont à trouver en France, dans les travaux de Claude Bernard, de Brillat-Savarin (Physiologie du goût, 1825), et de Jean-François Dancel (Traité théorique et pratique de l'obésité (trop grand enbonpoint), 1864). En 1951, une équipe menée par Raymond Greene publiait un manuel d'endocrinologie recommandant un régime anti-obésité similaire, et similaire donc aussi à celui que des « iconoclastes » comme Atkins ou Taller allaient proposer vingt ans plus tard aux Etats-Unis. Le fameux Dr. Spock n'écrivait pas autre chose aux futurs parents sur la question du poids, et c'est aussi ce que ma grand-mère de Brooklyn me disait il y a quarante ans : ce sont les pâtes, le pain et les desserts qui font grossir.

Mais dans les années 1980, les glucides étaient bons pour le coeur et pour la santé. On n'incriminait plus le pain, mais le beurre ; plus les pâtes, mais les viandes rouges. Ce fut l'un des renversements les plus spectaculaires de l'histoire de la santé publique. Alors que tous les cliniciens connaissaient et reconnaissaient l'efficacité des régimes pauvres en glucides, l'establishment médical les dénonçait comme des engouements passagers et dangereux. Les rapports contemporains sur l'efficacité de ces régimes, peu nombreux, étaient activement ignorés, de même qu'un siècle de pratique clinique. Tout d'un coup, le régime sans gras était devenu le régime sain, et cette vue était partagée par les autorités de santé comme le ministre de la santé (Surgeon general) ou celui de l'agriculture (United States Department of Agriculture, USDA).


Ce livre entend démontrer que, en dépit de la foi contemporaine en les méfaits des graisses saturées, et de la conviction que les gros sont gros parce qu'ils mangent trop et ne bougent pas assez, il existe bien des preuves qui suggèrent que ces assomptions sont incorrectes, et ces preuves continuent à s'accumuler. Selon l'USDA, depuis les années 1960, les américains ont en effet consommé beaucoup moins de graisses (de 45 à 35% des calories ingérées), ainsi qu'on le leur recommandait. Entre 1976 et 1996, l'hypertension a baissé de 40% aux Etats-Unis ; le nombre de personnes au taux de cholestérol chroniquement élevé de 28%; le nombre de fumeurs de 8%. Et pourtant, depuis les recommandations officielles de manger moins gras et plus de glucides, le taux d'obésité en Amérique est passé de 12 à plus de 30%. Le diabète a suivi la même tendance.

Avant ce renversement des idées acceptées sur le régime idéal, bien des chercheurs, surtout britanniques, avaient proposé un hypothèse alternative de la cause des maladies cardiovasculaires, du diabète, des cancers du colon et du sein, des caries dentaires et d'autres maladies chroniques, y compris l'obésité, et ce, sur la base des expériences missionnaires et coloniales, dans lesquelles des peuplades isolées découvraient ces maladies en même temps que l'alimentation occidentale moderne. Les glucides raffinés(bière, sucre, farine, riz blanc) étaient considérés comme la cause probable de ces maladies de civilisation.

La compréhension des mécanismes physiologiques, et ses progrès au cours du siècle écoulé, milite également en faveur de cette hypothèse plutôt qu'en faveur de l'hypothèse aujourd'hui dominante selon laquelle les facteurs dominants pour le poids et la santé sont les graisses, les calories, les fibres et l'activité physique.

Dans ce livre, nous envisageons la possibilité très réelle que la plupart de nos croyances alimentaires actuelles soient fausses. Le cas ne serait pas inédit dans l'histoire des sciences. En étudiant critiquement la recherche qui a mené à l'opinion dominante actuelle en matière de santé et de nutrition, ce livre peut sembler partial, mais c'est seulement en ce qu'il présente un point de vue rarement évoqué dans le débat public. L'hypothèse d'un lien entre maladies cardiaques et graisses saturées, par exemple, a toujours rencontré beaucoup de scepticisme parmi les chercheurs, même si elle s'est imposée comme un dogme.

La première partie, « L'hypothèse gras et cholestérol », décrit comment on en est venu à croire que les graisses dans l'alimentation, en particulier les graisses saturées, causaient les maladies cardiaques. La second partie, « L'hypothèse glucides », décrit l'histoire, depuis le 19ème siècle, de l'hypothèse selon laquelle les glucides, en particulier raffinés, sont la cause des maladies chroniques de civilisation, puis décrit les développements scientifiques intervenus depuis les années 1960 qui renforcent cette hypothèse et en proposent des mécanismes explicatifs. Elle s'achève avec la suggestion, largement acceptée, que ce sont les mêmes facteurs d'environnement, de style de vie et d'alimentation qui causent l'engraissement excessif et les maladies chroniques de civilisation. Dans la troisième partie, « obésité et régulation du poids », nous discutons les hypothèses concurrentes sur les causes de l'obésité et du surpoids. Nous étudions en particulier l'hypothèse largement partagée selon laquelle les gros sont gros parce qu'ils mange trop et ne bougent pas assez ; ainsi que l'hypothèse alternative, selon laquelle la qualité des calories ingérées, plutôt que leur quantité, explique les variations de poids.

Pour comprendre si les croyances actuelles sont fondées, nous étudions d'abord les moments de l'histoire scientifique où elles étaient encore controversées : les années 1970 pour l'hypothèse cholestérol, les années 1930 pour l'hypothèse « les gros mangent trop ». Nous cherchons les preuves qui ont semble-t-il, clos le débat et fondé le consensus actuel, et nous les évaluons.

Pour écrire ce livre, j'ai interviewé plus de 600 cliniciens, chercheurs et administrateurs. Une bibliographie détaillée est disponible en fin d'ouvrage.